L’interview de la mort qui tue* : mieux comprendre notre rapport à la mort
La fin de vie, la mort et le deuil sont des questions qui nous touchent tous. Pourtant ce sont des sujets peu abordés dans nos sociétés. Dans le contexte sanitaire actuel, Aline Chassagne, socio-anthropologue à l’université de Franche-Comté et au Centre d’investigation clinique (CIC) du CHU de Besançon, nous éclaire sur les travaux de recherche menés sur ces thématiques.
La première plateforme française consacrée à la recherche dans ce domaine est née en 2018, elle est portée par l’université fédérale Bourgogne Franche-Comté et a pour objectif de développer la recherche sur la fin de vie en permettant la rencontre entre chercheurs de disciplines très différentes (médecine, pharmacie, philosophie, psychologie, économie, droit, santé publique, sociologie…). Elle rassemble à l'heure actuelle 292 chercheurs et près de 120 équipes de recherche réparties sur l’ensemble du territoire français.
Pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Je suis actuellement ingénieure de recherche au CHU de Besançon (équipe éthique et progrès médical, coordonnée par Régis Aubry) et socio-anthropologue (Laboratoire de sociologie et d’anthropologie – LASA EA 3189), enseignante vacataire à l'université de Franche-Comté. Depuis plusieurs années, je travaille sur les questions de la fin de vie dans différents contextes et avec différentes thématiques (les soins, la spiritualité, les demandes d'aide à mourir, la mort) et auprès de populations différentes ( personnes détenues, patients hospitalisés en unité de soin palliatifs, résidents en Ehpad, professionnels de santé).
Comment expliquer l’importance de la sociologie dans l’accompagnement en fin de vie ?
La sociologie permet de questionner la façon dont notre société a construit des rituels, des pratiques, des organisations, des représentations et des réglementations sur ces questions de fin de vie. Ces différentes constructions sociales ont bien sûr évolué d'un point de vue historique et sont souvent en mouvement même si certaines traces du passé demeurent. La sociologie permet d'analyser la manière dont les différents acteurs et les organisations s'organisent pour gérer la fin de vie. Elle nous éclaire également sur la médicalisation de la fin de la vie proposée par les institutions tout en en apportant un regard critique sur ce qui peut être défini comme acceptable ou non par la population à ce moment de l'existence.
Notre démarche porte aussi sur l'identification de caractéristiques (données socio-démographiques), sur les modifications en cours ou survenues dans les différentes structures qui entourent cette période (association, lois, professionnels de santé, hôpitaux, équipes spécifiques, médico-social), ou encore sur les expériences que vivent les personnes en fin de vie, leurs proches, et les professionnels qui les accompagnent. En ce sens, la sociologie permet de mettre en avant des modifications, des continuités et les questions éthiques soulevées dans le traitement de la fin de vie et de la mort dans notre société et par notre société.
Quelles sont les expériences qui vous ont marquées dans vos différentes recherches ?
Mon expérience est marquée par la démarche de terrain, à savoir la rencontre avec des personnes en fin de vie, vulnérables, et ces rencontres ne laissent pas indemnes. La proximité avec les personnes en fin de vie, en tant que sociologue et anthropologue, permet de devenir un "confident" de passage. J'ai souvent été étonnée, de la façon dont les personnes se sont saisies de cette opportunité et de dévoiler leurs émotions, leurs cheminements intérieurs, leurs incompréhensions de la situation et comment ils se situaient à l'égard de leur entourage ou des professionnels.
Une autre expérience, très différente, qui m'a marquée est la formation d'un focus groupe1 sur le thème de la spiritualité en fin de vie. Ce groupe était composé de professionnels, de représentants d'associations et de deux chercheurs. Plusieurs professionnels avaient été rencontrés avant en entretien. C'était très intéressant et fort de voir comment les acteurs de terrain ont réussi collectivement à dialoguer. Leur réflexivité a permis de questionner à la fois leurs pratiques et leurs représentations à l'égard de la spiritualité en fin de vie. Depuis, un lien s'est tissé avec certains soignants ce qui devrait nous permettre de développer d'autres recherches, issues de problématiques émergentes du terrain et des problèmes rencontrés par les soignants.
Dans le contexte actuel*, des recherches sont-elles menées face à la difficulté de faire son deuil ?
Une recherche nationale COVIDEHPAD2, à laquelle je participe sur la région, a débuté depuis quelques semaines. Avec plusieurs collègues, nous réalisons en ce moment des entretiens auprès de professionnels exerçant en EHPAD (Etablissement d'Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes) , de résidents et de leurs proches, pour recueillir leur point de vue sur la situation de crise et leur point de vue sur l'accompagnement de fin de vie et la mort.
Les personnes résidant en EHPAD et celles qui y travaillent sont particulièrement touchées par la crise sanitaire due au Covid-19. La plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie coordonne cette étude multicentrique qualitative pour observer et analyser en temps réel la réalité de l’épidémie et ses conséquences dans ces établissements. Dans six régions de France (Auvergne Rhône-Alpes, Bourgogne - Franche-Comté, Grand Est, Hauts de France, Ile-de-France et Bretagne), des chercheurs en sciences humaines et sociales mènent des entretiens avec les professionnels des EHPAD et, quand c’est possible, des résidents et leurs familles. Les témoignages ainsi recueillis permettront de comprendre et de garder une trace de l’expérience vécue de ces personnes confrontées aux situations de confinement, de fins de vie et de décès dans ce contexte inédit. L’analyse permettra d’appréhender l’impact de la situation sur le rapport à la fin de la vie et à la mort. La finalité de cette recherche est d’objectiver la diversité des situations, à l’écart du filtre médiatique et de rendre visible la manière dont les professionnels et les résidents s’efforcent de faire face à cette crise et à ses conséquences.
* (confinement et distanciations sociales qui empêchent les regroupements pour les enterrements, familles éloignées de leurs proches en fin de vie)
Le mot de la fin ?
La situation actuelle nous montre une recomposition forte des rituels autour du corps au moment du décès et après le décès. Il est important de comprendre de quelle façon ces changements de rituels, de pratiques vont impacter le deuil et notre perception de la fin de vie et de la mort.
Merci pour cette expo.
1 Le focus groupe (ou groupe de discussion) est une méthodologie de recherche qualitative qui privilégie la discussion au sein d'un groupe spécifique, ici les soignants, afin de déterminer la réponse de ce groupe et l'attitude qu'il adopte au regard d'un service et l’évolution de leur pratique professionnelle.
2 Cette étude est financée par la Caisse nationale de la solidarité pour l’Autonomie (CNSA), le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Le Centre hospitalier universitaire (CHU) de Besançon est le promoteur de l’étude COVIDEHPAD. La Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie, portée par Université Bourgogne Franche-Comté, en assure la coordination scientifique.
*Pour continuer de faire vivre "L’expo de la mort qui tue" en ces temps troublés (à voir ou revoir à la Fabrikà lorsque le contexte sera plus favorable), le service sciences arts et culture de l’université de Franche-Comté vous propose une série de rendez-vous à retrouver sur le site de l’université. Que vous ayez vu ou non l’exposition, pas d’inquiétude, ces sujets sont inédits ou prolongent les pistes de réflexion qui y sont abordées.