Vue de L'expo de la mort qui tue Poésie du deuil
Virginie Amant
Auteur 
Elodie Mereau

L'interview de la mort qui tue : la poésie pour consolation

Cette semaine la langue nous lie et se délie pour adoucir nos maux. Place à la poésie !

Transdiciplinaire, L'expo de la mort qui tue * explore également la littérature. Des épitaphes anciennes aux poèmes contemporains évoquant le deuil, la langue déploie les états d’âme qu’induisent la perte d’un être cher. Si l’écriture transcende parfois ce phénomène, elle apparait aussi comme un médium d’expression et de partage commun. Elodie Bouygues, enseignante-chercheuse à l’université de Franche-Comté depuis une dizaine d’années, nous éclaire sur ces écrits.

 Pouvez-vous vous présenter rapidement ?

Mon principal objet de recherche est la poésie contemporaine. À l’Université Ouverte, chaque mois, j’anime avec le poète Jacques Moulin des rencontres avec des poètes et des éditeurs de poésie d’aujourd’hui. À mon arrivée à l’INSPÉ (ancien IUFM), j’ai également orienté ma réflexion vers la littérature de jeunesse pour les besoins de la formation des enseignants. En parallèle, nous avons ouvert à la Faculté des lettres un parcours dédié à la littérature de jeunesse dans le master Lettres et Humanités. Je réfléchis depuis plusieurs années à la question de l’écriture du deuil dans la poésie actuelle, à travers des articles, et j’aimerais bientôt y consacrer un ouvrage.

 " J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie. " écrivait Henri Michaux. Pourrait-on considérer que l'écriture - et la lecture - permettent de se sentir vivant, certains emploient le terme de "thérapie" par l'écriture ?

Se sentir vivant et se réparer, ce sont deux choses différentes ! Mais oui, il y a dans l’écriture comme dans la lecture une possibilité de connaissance, d’agrandissement de soi, qui est très exaltante. La littérature permet d’explorer les confins de l’âme. Les auteurs proposent en quelque sorte des scénarios d’existence, et les lecteurs expérimentent, en lisant, « d’autres vies que la leur » pour reprendre le titre d’Emmanuel Carrère. Mais ce n’est pas parce que leur expérience est « fictive », qu’elle n’est pas, parfois, terriblement violente. Il y a des lectures dont on ne sort pas indemne, comme de certaines rencontres, dans la vie. Et c’est bien ainsi, que certains livres déposent en nous une marque indélébile.

Quelle place a la poésie du deuil dans ces écrits ?

La plupart des grands auteurs disent qu’ils n’écrivent pas pour se consoler de la perte d’un être cher. Ils écrivent parce qu’ils sont écrivains. Certains, comme Jacques Roubaud après la mort de son épouse au début des années quatre-vingt, mettent des années à retrouver la voie de l’écriture (leur voix) après un deuil. D’autres naissent à la poésie au moment d’une perte fondamentale (Jean-Louis Giovannoni évoque dans son tout premier recueil, Garder le mort, la vision de la dépouille de sa mère, qui le foudroie), comme si l’écriture poétique était, soudain, le seul mode d’écriture possible. Parce qu’elle est autre chose que l’émotion pure et sans langage. Elle est une langue étrange au cœur de la langue commune, qui possède une dimension rituelle, propice à la fois à établir une distance avec le pathétique, et à rassembler la communauté humaine. Et bien souvent, même si les auteurs ne la revendiquent pas comme recours pour eux-mêmes, elle est une vraie consolation pour les lecteurs.

 

Y a-t-il un poème en particulier qui vous a récemment touché de façon singulière?

Je commencerai par une petite anecdote : à l’occasion de la préparation de cette exposition, Elodie Méreau a écrit à l’éditeur du poète Bernard Bretonnière pour solliciter l’autorisation de reproduire un texte que j’avais choisi dans un recueil consacré à son père, que je croyais être un recueil de deuil au titre ironique, à la Magritte : Pas un tombeau. Le poète lui-même a répondu en infirmant mon hypothèse : son père est bien vivant, et le titre n’est pas ironique, « ce livre n’est pas un tombeau ». Voilà la source de ma méprise : la frontière est bien mince entre hommage et livre de deuil. Ce que j’avais pris pour un recueil de deuil est un livre d’amour.
Les poèmes sur lesquels je me penche sont écrits par les vivants, et parlent des morts, ou aux morts, dans la fiction d’une adresse outre-tombe. Bernard Bretonnière nous a envoyé le poème suivant, où, au contraire, celui ou celle qui va mourir (et qui pourrait tout aussi bien être lui) prend la parole à la première personne et parle aux vivants. J’aime ce texte, parce qu’il incite ceux qui restent à se tenir du côté de la joie.

 APRÈS

Il y aura après ma mort
des jours de paix et de soleil entier
des filles et des roses
des enfants
et vous autres
quelque chose de très doux
une gaieté de l’air
et chaque saison à sa place —
la pluie pour consoler
le froid qui éblouit
l’hirondelle entrée dans la maison ouverte
et plus de couleurs aux vergers des vacances
qu’on n’en pourra jamais compter.

Il y aura après ma mort
des années innombrables et qui paresseront.

Bernard Bretonnière,
Ce qu’il faut de patience, Chaillé-sous-les-Ormeaux, Le Dé Bleu, 1999

 Merci beaucoup, on vous laisse le mot de la fin.

Vous imaginez bien que cet « objet d’étude », indépendamment de la période que nous traversons, est extrêmement délicat à aborder, tant s’y mêlent les considérations psychologiques et une interrogation sur la fonction sociale de la littérature. L’impossibilité actuelle d’accomplir les gestes du deuil pour accompagner nos disparus renforce le caractère dramatique de la pandémie. Déjà au XVIIIe siècle Heinrich Heine posait la question : « À quoi bon les poètes en temps de détresse ? ». Je signale donc l’existence du site belge poetenational.be, dans lequel les poètes déposent des poèmes de deuil (dans les trois langues officielles de la Belgique d’abord, français, néerlandais et allemand, mais depuis quelques semaines, dans bien d’autres langues, grâce à un mouvement coopératif de traduction). Dans « Fleurs de funérailles », Carl Norac évoque la poésie comme un grand jardin où chacun peut venir cueillir les fleurs qu’il voudra, à déposer ce printemps, ou plus tard, sur les tombes de ceux qui nous sont chers.

 

*Pour continuer de faire vivre "L’expo de la mort qui tue" en ces temps troublés (à voir ou revoir à la Fabrikà lorsque le contexte sera plus favorable), le service sciences arts et culture de l’université de Franche-Comté vous propose une série de rendez-vous à retrouver sur le site de l’université. Que vous ayez vu ou non l’exposition, pas d’inquiétude, ces sujets sont inédits ou prolongent les pistes de réflexion qui y sont abordées.

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Service Sciences, arts et culture - SAC

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