Quand l’abstraction prend forme
Une collection d’objets mathématiques appartenant à l’université est actuellement présentée au musée du Temps. Stefan Neuwirth, enseignant-chercheur, a identifié et documenté chacun de ces objets de science devenus objets d’art. Il explique sa contribution au livre-catalogue de l’exposition.
Pouvez-vous nous présenter cette collection ?
Le laboratoire de mathématiques de Besançon (LMB) disposait d’une quarantaine d’objets mathématiques. Il s’agit de moulages en plâtre et de cadres de laiton sur lesquels sont tendus des fils de soie. Ces formes représentent des surfaces qui intéressaient les scientifiques du XIXe siècle. On ne connaît pas précisément leur histoire, mais on sait que ces modèles ont été achetés entre 1877 et 1900. Après un passage à l’institut de chronométrie de l’école d’horlogerie, ils sont revenus au sein de l’université dans les années 1960. Cette année, l’université et le musée du Temps ont décidé de les mettre en valeur en les rendant accessibles au public. C’est dans ce cadre que j’ai été amené à travailler sur ces objets.
Cela correspond-il à votre spécialité en recherche ?
Non, je m’intéresse plutôt à l’analyse fonctionnelle et harmonique. Mais quand il a fallu identifier et classifier ces objets, j’étais simplement la bonne personne au bon moment. Il se trouve que j’ai une spécialisation en histoire des mathématiques. Par ailleurs, ces objets proviennent du monde germanique, or l’allemand est ma langue maternelle, ce qui me permettait d’accéder directement aux sources documentaires.
À quoi servaient ces objets ?
Ces formes ont été conçues pour marquer l’intuition. Elles permettaient de se faire une image mentale de certaines surfaces et fonctions mathématiques. Elles servaient à illustrer les théories en pointe à l’époque et accompagnaient les gens dans les dernières parties de leurs études. Il arrivait que quand un théorème était produit par un doctorant, le directeur de thèse propose une réalisation de l’objet correspondant.
Qui réalisait ces modèles ?
Ils étaient produits par une seule entreprise : la maison Brill, devenue par la suite maison Schilling, qui se considérait comme une maison d’édition. On a retrouvé la recette de la pâte à modeler utilisée pour créer les originaux à partir desquels étaient fabriqués les moules pour la production en série. Cette première étape de conception était réalisée en concertation avec le mathématicien. Toute la difficulté consistait à fixer sur un volume physique une forme qui s’étend à l’infini. Il fallait choisir certaines équations et en fixer les paramètres afin que l’objet obtenu ait les symétries et singularités qu’on voulait rendre visibles. L’objectif était d’obtenir une surface agréable à regarder, dont on puisse s’imprégner pour se faire une idée intuitive des concepts. De tout ce travail mathématique, qui n’était pas considéré comme « noble », on n’a aucune trace.
Ces objets servent-ils encore aujourd’hui ?
Ils sont tombés en désuétude après la première guerre mondiale. Les mathématiciens de l’époque considéraient que ces formes concrètes entravaient la faculté de se faire une représentation abstraite plus vaste des modèles. Si ces objets sont encore présents aujourd’hui, c’est moins grâce aux mathématiciens qu’aux historiens de l’art qui s’y sont intéressés. Ce sont des formes qui ont en effet inspiré des artistes surréalistes et cubistes. Les mathématiques représentées par ces objets sont par ailleurs passées de mode. Même les spécialistes de la géométrie différentielle ou des surfaces algébriques n’ont qu’une idée lointaine des recherches qu’ils illustrent. Il m'a fallu réapprendre des mathématiques « à l’ancienne » pour travailler sur ces objets.
Comment avez-vous procédé ?
J’ai dû me documenter, bien entendu, mais je me suis également exercé à regarder ces objets, pour parvenir à identifier les modèles mathématiques auxquels ils correspondent. Des surfaces différentes peuvent tout à fait représenter des équations d’une même forme. C’est le cas, par exemple, des surfaces cubiques, comme la célèbre surface diagonale de Clebsch, dont on trouve six modèles différents dans les collections du laboratoire de mathématiques de Besançon. Dans le livre, j’ai cherché à décrire ces objets de façon sobre et scientifique, avec les termes utilisés au XIXe siècle. J’ai rédigé une définition de ce que représente chaque modèle, en introduisant au passage les concepts nécessaires à sa compréhension.
Maintenant que le livre est paru, allez-vous continuer à travailler sur ce sujet ?
Oui, j’avoue que maintenant le sujet me passionne. Il me reste encore quelques questions à élucider. J’ai par ailleurs mis en place un site internet qui recense tous ces objets et renvoie vers les sources documentaires correspondantes et vers les lieux où on les retrouve, un peu partout dans le monde.
Contact
Stefan Neuwirth
stefan.neuwirth@univ-fcomte.fr
Laboratoire de mathématiques de Besançon
http://lmb.univ-fcomte.fr
Pour en savoir plus sur les objets mathématiques
http://epiphymaths.univ-fcomte.fr/modeles