Portrait d'Henri Lombardi
Ludovic Godard
Auteur 
Delphine Gosset

Un point de vue constructif sur les mathématiques

Henri Lombardi est partisan du constructivisme, un courant qui s’insurge contre certains raccourcis empruntés par les mathématiques classiques. Il vient de publier un ouvrage qui revoit toute une partie de l’algèbre selon ce point de vue. Entretien.

Qu’est-ce que le constructivisme ?

C’est un projet général sur les mathématiques qui juge incomplète la façon dont on les pratique actuellement. En mathématiques classiques, les démonstrations utilisées ne sont pas assez approfondies et recourent trop souvent à des choses que l’on admet sans les expliciter vraiment. Les constructivistes refusent les démonstrations par l’absurde du type : tel objet existe parce qu’il y aurait une  contradiction s’il n’existait pas. On ne devrait pas se contenter de jongler avec des notions abstraites dont la véracité n’a pas été prouvée. La démonstration d’un théorème qui affirme l’existence d’un objet devrait toujours contenirle moyen de construire cet objet. Cette construction devrait donc pouvoir s’écrire sous la forme d’un algorithme1.

Quand ce courant de pensée est-il apparu ?

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, cette façon de raisonner était la norme en mathématiques. C’est quand Cantor2 a voulu englober toutes les mathématiques dans une seule théorie des ensembles que les choses ont changé. Pour que ce cadre général fonctionne, Cantor a proposé un certain nombre d’axiomes3 sans véritable fondement objectif. Ce point de vue s’est progressivement imposé et a fait naître des choses très intéressantes en mathématiques. Mais la théorie des ensembles originale de Cantor comporte un certain nombre de paradoxes car elle manipule la notion d’infini sans prendre suffisamment de précautions. C’est la raison pour laquelle elle a été controversée au départ, notamment par Kronecker4, par le célèbre Poincaré5 et par un mathématicien néerlandais du nom de Brouwer6. Cantor reçut l’appui enthousiate de Hilbert7 et la théorie des ensembles, sous une forme un peu différente, devint la norme. Reprenant les principales idées de Brouwer, l’américain Bishop, plus modéré, a publié en 1967 un ouvrage8 qui reprend les bases de l’analyse classique de façon constructive. Quand j’ai lu Bishop j’ai compris ce qu’était mon point de vue sur les mathématiques. Avant, j’étais vraiment très mal à l’aise.

Le constructivisme est-il un point de vue répandu ?

Non, c’est un courant minoritaire dont peu de chercheur français se réclament. Cependant, l’idée de rendre explicites les théorèmes au moyen d’algorithmes est de plus en plus communément admise. Elle est d’ailleurs tout à fait naturelle pour les spécialistes de l’informatique théorique. Les mathématiques constructives sont, en quelque sorte des mathématiques prêtes à tourner sur machine.

Comment êtes-vous devenu chercheur en mathématiques ?

J’ai abandonné l’école normale supérieure en 1968, un an avant la fin de mon cursus, pour aller faire la révolution ! J’ai choisi l’université la plus proche de Peugeot.C’est vers 1980, alors qu’il n’y avait plus guère de possibilités de mouvements de masse, que je suis véritablement revenu dans le circuit universitaire lors d’un séminaire d’épistémologie9 qui réunissait des physiciens, de philosophes et des linguistes.Au début, je ne pensais pas devenir chercheur ; je voulais traduire Bishop pour les étudiants et les enseignants mais aucun éditeur ne s’est montré intéressé. J’ai fait ma thèse tardivement : à 44 ans, sur le calcul formel.

Pouvez-vous nous citer un résultat important que vous avez établi ?

En 1990, j’ai publié un article qui a étonné. J’avais compris comment rendre explicite un résultat dont on avait jusqu’à présent seulement une preuve abstraite : la solution par Artin9 du 17e problème de Hilbert. En fait, j’avais utilisé exactement les mêmes outils que ceux de la preuve abstraite. C’est alors que j’ai compris que la plupart des mathématiciens classiques ne se trompent pas, mais qu’ils ne poursuivent pas le raisonnement jusqu’au bout. Depuis, je cherche ce qui se cache derrière les mathématiques classiques.

Vous venez de publier un livre intitulé Algèbre commutative, approche constructive, de quoi s’agit-il ?

C’est le fruit d’une dizaine d’années de travail, en collaboration avec mon collègue Claude Quitté, de l’université de Poitiers. Notre livre revisite plusieurs théories classiques abstraites en leur donnant un contenu algorithmique. Il comprend de nombreux exercices et problèmes accompagnés de solutions. Il s’adresse aux étudiants de niveau master, aux enseignants mais aussi aux informaticiens et aux spécialistes du calcul formel.

Vous avez pris votre retraite à l’automne. Qu’allez-vous faire maintenant ?

Continuer, tant que je suis encore vaillant ! Je poursuis en particulier les activités du groupe de réflexion MAP (Mathematics, algorithms, proofs), que nous avons fondé en 2003 avec plusieurs collègues. Nous essayons de reprendre de manière constructive les résultats mathématiques les plus marquants. Souvent, nous arrivons à les simplifier et à en donner des versions plus fortes.

  1. Un algorithme est une suite d’instructions qui permettent de donner la réponse à un problème. Ces instructions ne doivent pas être ambigües.
  2. Georg Cantor (1845-1918) est un mathématicien allemand à l’origine de la théorie des ensembles.
  3. Il s’agit d’énoncés qu’on admet comme intuitivement vrais sans qu’on puisse les démontrer.
    Leopold Kronecker (1823-1891), mathématicien et logiciel allemand. Selon lui, l’arithmétique et l’analyse doivent reposer sur les nombres entiers.
  4. Henri Poincaré (1854-1912) est un mathématicien français, également physicien et philosophe, précurseur, entre autres, de la théorie de la relativité restreinte et de la théorie du chaos.
  5. Luitzen Egbertus Jan Brouwer (1881-1991) est un mathématicien néerlandais connu pour ses travaux en topologie, pour ses réflexions sur les fondements des mathématiques et pour la
    controverse qu’il engagea à ce sujet avec Hilbert.
  6. Hilbert (1862-1943) mathématicien allemand considéré comme une grande figure des mathématiques du XXème siècle.
  7. « Foundations of constructive analysis » Erret Bishop (1967).
  8. L’épistémologie est une discipline qui étudie de façon critique la méthode scientifique.
  9. Emil Artin (1898-1962) est un mathématicien autrichien qui a résolu les 9ème et 17ème problèmes de Hilbert.

Contact

Henri Lombardi
henri.lombardi@univ-fcomte.fr
Laboratoire de mathématiques de Besançon
http://lmb.univ-fcomte.fr

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