Enchanter le monde
« Enchanter le monde » est un désir profondément humain. C’est lui qui crée des contes et des fables, et invente des personnages dont parfois on ne sait plus s’ils appartiennent à la légende ou à l’histoire, tant ils sont crédibles et tant on ne demande qu’à croire à leur réalité. Le roi Arthur ou le comte Dracula ont ainsi traversé les siècles sans prendre une ride et en entretenant un mystère certain dans la mémoire collective.
Comme un clin d’œil à cette imagination dont la force ébranle parfois le réel, la construction d’un monde imaginaire vient nous rappeler en contrepoint que même le plus fantastique ou le plus fantaisiste d’entre eux ne sait se passer de réalité. « Ces mondes restent centrés sur l’homme et ses comportements », raconte Florent Montaclair, enseignant en littérature à l’université de Franche-Comté1, spécialiste du fantastique, à qui vient d’être décernée la médaille d’or de philologie, la science qui étudie les dimensions historique, linguistique et critique de documents écrits2.
Les mondes imaginaires rattrapés par le réel
« Pour être extraordinaires, les créations d’heroic fantasy se passent quand même dans des univers connus, des forêts, des déserts ou des villes. Si c’est dans ces dernières que l’imagination est la plus débridée, il n’en reste pas moins que les villes sont bâties selon un tracé de rues et des alignements d’habitations des plus concrets. » Les personnages aussi présentent des analogies avec des figures connues : malgré ses oreilles coupées en pointe, on reconnait aisément la figure du gentleman écossais derrière le Hobbit du Seigneur des anneaux. Même les Grecs, qui ont été les plus habiles à sortir des champs du possible avec leurs créations hybrides, sont rattrapés par le réel : les cyclopes et autres sirènes comportent tous une part d’humain.
Enfin, adopter le langage adéquat, celui qui sera en phase avec l’époque et le statut social des personnages, est un exercice imposant une extrême vigilance. Au-delà des anachronismes fâcheux pour l’œuvre comme pour l’imaginaire, le langage témoigne de représentations du réel auxquelles il est difficile de se soustraire. « La langue traduit une perception du monde et influence la pensée. » Ne dit-on pas en anglais pork ou pig pour cochon, selon qu’on mange ou pas l’animal, là où la langue française ne fait pas de distinguo ? « Pour échapper au langage, les auteurs décrivent le plus souvent leurs monstres par ce qu’ils ne sont pas », souligne Florent Montaclair. « Ses oreilles n’étaient pas placées à un endroit conventionnel et ses yeux ?! Comment expliquer ses yeux, d’une couleur indéfinissable et d’une forme qui n’avait rien de connu dans le règne animal. » L’impossible et l’indicible sont alors laissés à l’imagination du lecteur, qui invente ses propres images.
Certains personnages légendaires ont par ailleurs de vraies origines, parfois insoupçonnées. C’est le cas du vampire, originaire d’Europe centrale, dont Florent Montaclair dit qu’il personnifie l’envahisseur turc aux XVIe et XVIIe siècles et cristallise les incompréhensions du monde, une sorte de bouc émissaire comparable à nos sorcières. Le vampire gagne l’Occident au XVIIIe siècle, où son caractère mythique mis au jour et son côté ludique vont servir de base à la création de personnages de littérature. Dès lors, les auteurs s’ingénient à rendre crédibles ces créatures fantastiques à qui ils donnent un nom, un titre, un curriculum vitae et un château, et qu’ils font briller dans les salons. « Ce sont les écrivains qui maintiennent les mythes vivants… »
Ce sont eux aussi qui parfois s’appuient sur les stéréotypes et les préjugés pour que leurs récits trouvent un écho facilement favorable auprès des lecteurs. Dans un imaginaire collectif patiemment élaboré au fil des siècles, le Moyen Âge s’est vu à l’excès peuplé de foires, de tournois et de seaux de détritus jetés par les fenêtres. Il n’y a qu’à se servir dans cet arsenal de clichés pour qu’une histoire paraisse vraisemblable et remporte l’adhésion, quitte à entretenir bien vivace l’exagération de certaines images, comme celle de l’incroyable harnachement de métal qu’auraient soi-disant supporté les chevaliers lors d’un tournoi. Impensable !
Manigances historico-littéraires
« C’est que contrairement à l’historien, l’écrivain n’est pas soumis à une obligation de vérité », remarque Yvon Houssais, enseignant-chercheur en littérature française à l’université de Franche-Comté3. L’écrivain fait ce qu’il veut, comme Stendhal qui brouille les cartes dans ses Chroniques italiennes, prétendument traduites de manuscrits anciens trouvés par l’écrivain dans les maisons de grandes familles romaines. « Ces manuscrits existent bel et bien, mais se sont révélés décevants pour Stendhal, qui en définitive a inventé une bonne partie des nouvelles publiées, raconte Yvon Houssais. L’auteur qui rêvait de fidélité historique a été pris au piège de sa fiction. À tel point qu’il est impossible de démêler le vrai du faux, de repérer la traduction historique et l’écriture d’invention, si on n’a pas les manuscrits sous les yeux pour comparaison. »
Et l’histoire, de son côté, n’a pas hésité à puiser dans la littérature pour se construire. Alors qu’elle n’était pas encore une discipline scientifique, au XIXe siècle paraît Notre-Dame de Paris. Les historiens de l’époque s’en sont visiblement servis comme source historique, et notre représentation du Moyen Âge devrait beaucoup aux pages de Victor Hugo pourtant pétries d’imaginaire, comme cette cour des Miracles passée à la postérité alors que l’écrivain prend beaucoup de libertés avec l’histoire. Le discours historique ne serait-il pas plus vrai que la fiction ?
L’Affaire Attila de Jean-Pierre Tusseau vient corroborer ce doute dérangeant. Écrit au terme de plusieurs années de recherche, avec un retour aux textes de l’époque, cet ouvrage s’oppose à l’idée répandue d’un Attila sanguinaire et balourd, et décrit le célèbre roi des Huns comme un homme plutôt cultivé et fin stratège ; il prouve la fausseté de nos connaissances sur le personnage, véhiculées par les travaux d’historiens se reprenant en fait les uns les autres, entretenant une légende plutôt que témoignant de la réalité. La frontière est décidemment bien floue entre fiction et histoire, qui, selon Yvon Houssais, ne seraient finalement que « deux discours différents sur la réalité… »
- Florent Montaclair enseigne à l'UFR STGI et à l'ESPE de Franche-Comté.
- Cf. en direct n° 262, janvier-février 2016.
- Yvon Houssais enseigne à l'UFR SLHS et mène ses travaux de recherche au laboratoire ELLIADD.
Article paru dans le dossier intitulé « L'empire de l'imaginaire. Collection "réalités et fictions" » du numéro 265 du journal en direct.
Contact
Florent Montaclair
florent.montaclair@univ-fcomte.fr
Yvon Houssais
yvon.houssais@univ-fcomte.fr