Portrait d'Alexandre Coutant
Ludovic Godard
Auteur 
Delphine Gosset

Les enjeux de la diffusion de données personnelles sur Internet

Alexandre Coutant est un enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, spécialiste des questions d’identités numériques. Dans le master Produits et services multimédia où il enseigne, il cherche à sensibiliser ses étudiants, futurs concepteurs de sites et applications web, aux problèmes soulevés par la protection des données personnelles. Entretien.

Qu’est-ce que l’identité numérique ?

Beaucoup de services en ligne nécessitent des identifiants. Or, les informations ainsi collectées constituent, si on les regroupe, une somme de connaissances assez importante sur l’individu. C’est ce qu’on appelle les identités numériques, un agrégat de facettes qui soulève de nombreuses questions politiques, sociologiques, juridiques, économiques… Le problème avec Internet, c’est que les choses sont mouvantes : des traces qui ne sont pas sensibles à un moment donné peuvent le devenir à d’autres, ou l’être seulement devant certaines personnes. L’attirail juridique actuel n’est pas adapté à ces nouvelles formes de visibilité.

Faut-il se méfier ?

On a raison de s’interroger sur la circulation de ces données et sur l’usage qui peut en être fait. On a beaucoup glosé sur Facebook et les cas, heureusement rares, de personnes licenciées à cause de ce qu’elles avaient publié, mais ce que l’on doit craindre, c’est surtout la pression au quotidien que pourrait exercer un collègue qui pourrait utiliser un ensemble d’informations sur notre vie extraprofessionnelle. Dans la sphère privée, ces informations peuvent aussi générer des tracas, en particulier au moment de l’adolescence : visibilité involontaire, informations peu glorieuses, conflits amicaux ou sentimentaux, etc. Beaucoup de médias socionumériques fonctionnent sur un mode instantané. Or, la pérennité des informations échangées pose des problèmes d’interprétation : hors contexte, on peut vite donner une image fausse de soi. Plus fondamentalement, dans un monde post-affaire Snowden, on peut craindre les conséquences d’une accessibilité, légale ou non, de gouvernements sur des pans entiers de nos quotidiens. C’est parce que les sociétés sont des espaces de tensions et de luttes de pouvoir que nous devons demeurer attentifs à conserver des espaces d’intimité nous protégeant de nos voisins, éducateurs, employeurs ou gouvernants.

Qui tire parti de ces données personnelles et pourquoi ?

Des géants comme Google et Facebook, mais aussi tout un ensemble de petits fournisseurs de services ou applications, proposent des services gratuits. En contrepartie, ils se financent en exploitant ces traces pour du ciblage publicitaire ou en revendant des bases de données. Ceux qui exploitent la traçabilité des personnes partent du principe que ces informations sont économiquement très rentables. Elles sont supposées permettre de prédire des comportements de consommation. De mon point de vue, c’est discutable : il y a autant de cas où cela fonctionne que de cas où cela ne marche pas. Par exemple : les moteurs de recommandation automatiques présentent des encarts publicitaires sur des produits déjà consultés. Si vous avez déjà acheté ce produit et qu’on continue à vous le montrer pendant deux mois, ça n’a aucun intérêt et c’est même agaçant ! On ne peut pas obtenir des résultats pertinents en accumulant des données en masse, sans que ce recueil soit guidé par une méthodologie de type scientifique et des modèles d'interprétation.

Peut-on craindre des dérives ?

Tout à fait. Imaginez par exemple que des compagnies d’assurance décident d’utiliser le résultat de vos recherches sur Google pour déterminer votre niveau de risque, et refusent de vous assurer ? Avant de lancer son Apple Watch, une montre connectée qui, à travers l'une de ses applications, recueille énormément d'informations sur la santé des individus, Apple a rencontré deux compagnies d’assurance américaines.

Qu’en pensent les utilisateurs ?

Ces systèmes ont tendance à susciter de la méfiance. Ceci dit, les utilisateurs ne sont pas forcément complètement opposés à divulguer des informations les concernant : si on vous demande votre adresse le jour où vous allez vous faire livrer un colis, vous comprenez quelle information vous allez donner et pourquoi. D’après de récentes enquêtes françaises et américaines1, jusqu’à 55 % des personnes interrogées sont d’accord pour céder leurs données personnelles en échange de services gratuits, sous certaines conditions. La question est plutôt de pouvoir évaluer les termes du contrat qu’on est en train de passer. Mais pour cela, il faut que les individus appréhendent mieux les enjeux associés à ces traces.  

Que peut-on faire ?

Tout le monde se plaint d’être suivi et tracé, mais personne n’a envie de passer du temps à paramétrer précisément ses logiciels, d’autant plus c'est loin d’être simple. La plupart des fournisseurs de services sur Internet se contentent de répondre à une obligation légale en accordant à l’utilisateur un droit de modification sur ses informations, sans pour autant lui faciliter le travail. On pourrait pourtant imaginer des systèmes plus ergonomiques qui incitent à contrôler ses données au moment opportun, lors d’un changement de statut personnel ou professionnel par exemple.

En quoi ces questions concernent-elles les étudiants de la filière Produits et services multimédia (PSM) ?

Le master PSM forme de futurs concepteurs de sites Internet et d’applications liées au web. Il me semble important que ces étudiants soient conscients de ces problématiques qui relèvent à la fois du droit, de l’informatique, des sciences de l’information et des sciences sociales. Ces aspects devraient être pris en compte dès le début de la conception de nouveaux outils numériques. Nos étudiants ne doivent pas se contenter de mettre au point une solution technique sans se poser de questions sur l’usage qui va en être fait. J’essaie aussi de leur montrer qu’on peut avoir une éthique tout en produisant des solutions économiquement viables.

Comment cela est-il mis en application pendant les cours ?

Au travers de projets concrets. L’an dernier, nous avons répondu à un concours d’innovation de la Fondation Internet nouvelle génération qui cherche à donner davantage de contrôle aux internautes sur les informations qui les concernent. Elle testait à grande échelle un système baptisé « mes infos » pour lequel plusieurs grandes entreprises acceptaient de mettre en commun les données dont elles disposaient sur 300 personnes volontaires. L’idée était de trouver, à partir de ces données, des applications qui pourraient être utiles à l'utilisateur : par exemple en interfaçant l’historique de courses avec les promotions prévues pour indiquer le moment opportun pour aller au supermarché… Nos étudiants avaient proposé d'une part, un service qui associe automatiquement les factures et garanties avec le paiement de chaque objet acheté, et d'autre part, un système d’abonnement et de simplification des paiements pour du covoiturage de proximité.

Le projet est-il reconduit cette année ?

Les étudiants de master 1 travaillent sur un nouveau projet concernant les applications mobiles. Contrairement aux ordinateurs sur lesquels on peut rajouter différents éléments qui permettent de bloquer ou contrôler en partie ces traces, les systèmes mobiles sont complètement fermés. Aussi bien chez Apple que chez Google, l’utilisateur est obligé d’accepter toutes les conditions pour accéder à l'application. Nous avons choisi de prendre le parti inverse en réalisant une application mobile qui, par défaut, empêche tout accès aux données personnelles. Chaque fois que le système en a besoin, il doit demander l’accord de l’utilisateur. La réalisation est assez complexe et les étudiants vont y travailler tout au long de l’année. Ce projet s’inscrit dans le cadre de plusieurs cours dispensés par mes collègues Ahmed Mostefaoui, Federico Tajariol et moi-même : un cours sur l’innovation et un cours sur la conception et l’ergonomie. Le cours sur le développement mobile sera l’occasion de mettre en place un logiciel de démonstration. L’idée est de prouver l’efficacité et l’utilité d’un tel outil.

Quel est l’intérêt pédagogique de ce type de projet ?

C’est là que la complémentarité des cours prend tout son sens. Combiner différentes approches permet de faire de nos étudiants de meilleurs professionnels. Des juristes et des informaticiens sont déjà parvenus à s’entendre pour proposer des solutions parfaites sur le plan de la protection des données, en oubliant de prendre en compte l’appropriation par l’usager, ce qui a rendu leur solution peu utilisable. Les étudiants doivent prendre conscience de l’importance des habitudes de chacun dans la prise en main d’un nouvel outil. L’innovation, ce n’est pas que de la technique.

  1. http://www.pewinternet.org/2014/11/12/public-privacy-perceptions
    http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/rapport-a-la-data-havas.shtml

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