Augustin Cournot, scientifique, comtois et atypique
Mathématicien, philosophe et économiste, Augustin Cournot (1801-1877) a légué une œuvre importante qui, si elle suscite peu d’intérêt de la part de ses contemporains, est reconnue par les savants et les philosophes du siècle suivant. Mais Augustin Cournot reste aujourd’hui à peu près ignoré du grand public. De son nom les Comtois connaissent parfois celui du lycée de Gray, sa ville natale, qui lui a rendu cet hommage. Derrière le patronyme, découvrons l’homme de science…
« Ceci est comme une bouteille que l’on met à part, dans l’idée qu’il viendra peut-être un jour où quelqu’un, s’avisant de l’ouvrir, en flairera volontiers le bouquet séculaire ; car il y a des choses qui, n’ayant d’abord que peu ou point de valeur, en gagnent avec le temps, jusqu’à ce qu’un surcroît de vieillesse les mette tout à fait hors d’usage. » Augustin Cournot conclut par ces mots les 266 pages de ses Souvenirs, écrits à partir de 1859. Objet d’une première édition posthume en 1913, l’ouvrage dut attendre 2010 pour rejoindre et clore les Œuvres complètes du savant sous la forme d’un onzième et dernier tome1.
Enseignant-chercheur en philosophie à l’université de Franche-Comté, Thierry Martin est celui qui a ouvert la bouteille et senti l’importance de ce qui demeure les seules traces des archives personnelles de Cournot.
Avec la complicité de Bernard Bru, historien des sciences à Paris-V, les Souvenirs sont dépoussiérés et renaissent, assortis de commentaires rendant plus passionnante encore leur lecture.
Une édition critique de plus de mille pages, rassemblant aussi la maigre correspondance restant de Cournot, ses premiers articles et quelques comptes-rendus académiques. Sept ans de travail pour un témoignage commenté des plus piquants. Si Cournot ne livre qu’avec pudeur et modération ses souvenirs intimes, il décrit avec une grande richesse le contexte politique et social de son époque, du premier Empire à la IIe République en passant par tous les épisodes chaotiques de l’histoire du XIXe siècle, la vie de sa province de Franche-Comté, le fonctionnement des institutions scientifiques et académiques nationales…
En marge de ce formidable témoignage historiographique se profile le contexte qui forgera l’esprit du scientifique et donne certaines clés de compréhension de son œuvre.
À la conjonction de différentes disciplines
Déconcertant pour ses contemporains, jugé mathématicien par les philosophes, philosophe par les mathématiciens, Augustin Cournot suit en réalité un fil conducteur qui relie entre elles les deux disciplines et le mène jusqu’aux sciences économiques. « Augustin Cournot veut comprendre dans quelle mesure les instruments mathématiques peuvent s’appliquer aux phénomènes économiques, une conception philosophique inhabituelle à cette époque », explique Thierry Martin.
En mathématiques, le savant émet une théorie des probabilités originale du point de vue philosophique. Il s’oppose à la théorie du déterminisme intégral prévalant au début du XIXe siècle avec des mathématiciens comme Laplace, pour qui le pur hasard n’existe pas et la notion de probabilité est relative à la connaissance.
Pour les déterministes, le résultat d’un lancer de dé est déterminé de façon nécessaire ; il ne peut être différent, car il est le produit de certaines causes physiques, et il n’y a donc de hasard que pour nous qui ignorons en partie ces causes. Le chiffre obtenu n’est donc pas réellement le fruit du hasard. Cournot considère, lui, objectivement le fait que certains événements sont dans la réalité totalement indépendants les uns des autres : si une tuile se détache d’un toit et tombe sur la tête d’un infortuné passant, on voit bien que les deux événements ne sont liés en aucune façon. Le phénomène est aléatoire, car les causes qui provoquent la chute de la tuile et le trajet du promeneur sont indépendantes.
« Le double sens du concept de probabilité s’est ensuite imposé jusqu’à devenir un classique de l’histoire des mathématiques », souligne Thierry Martin.
Prémices de l’économie mathématique
Cette conception réaliste de l’usage des mathématiques s’applique à certains phénomènes sociaux ou biologiques, et peut se vérifier encore au XXe siècle avec l’émergence de la mécanique quantique. Mais c’est en économie que Cournot a d’abord éprouvé son bien-fondé. Une entreprise audacieuse à une époque où les scientifiques de ce domaine sont loin d’être réceptifs à l’apport des mathématiques.
Décrivant les lois de l’offre et de la demande sous la forme de fonctions mathématiques, le modèle qu’il propose en 1837 fait scandale. Ses conceptions ouvrent pourtant la voie à l’économie mathématique, dont Cournot est généralement considéré comme un précurseur. Mais la reconnaissance de ses idées est largement posthume. « Dans les années 1950, lorsque l’économiste américain Nash définit l’équilibre qui porte son nom, on s’est rendu compte que Cournot avait déjà élaboré ce modèle, qui est alors rebaptisé "équilibre de Cournot-Nash", rendant ainsi sa paternité à l’économiste français. »
En attendant, devant le peu de considération que témoignent ses contemporains à ses théories, Cournot se détourne des mathématiques et de l’économie pour se consacrer à la philosophie.
Il publie d’importants ouvrages dans ce domaine comme Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique en 1851, et Considérations sur la marche des idées et des événements dans les Temps modernes en 1872.
En marge de ses recherches, il occupe des fonctions d’importance au sein du monde académique. Il est entre autres recteur de l’académie de Grenoble de 1835 à 1838, puis inspecteur général de l’instruction publique de 1836 à 1852 avant de terminer sa carrière comme recteur de l’académie de Dijon.
Un riche parcours pour celui qui quitta le collège de Gray, aujourd’hui le lycée qui porte son nom, titulaire d’un prix de mathématiques, mais sans avoir obtenu son baccalauréat ès lettres…
- Antoine Augustin Cournot, Écrits de jeunesse et pièces diverses, Œuvres complètes, tome XI, vol. 1 et 2, édité par Bernard Bru et Thierry Martin, Paris, Vrin, et Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010, 1306 p.
Article paru dans le numéro 260 de septembre-octobre du journal en direct.