Une mémoire pour réduire la vulnérabilité de nos sociétés aux catastrophes
Alors que l’on annonce un plan massif de construction de nouvelles centrales nucléaires au nom de l’indépendance énergétique de la France, le fait qu’il ne soit quasiment jamais fait mention des conséquences néfastes des catastrophes de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011) nous rappelle combien « l’espérance de vie » de la mémoire est courte pour nos sociétés de plus en plus court-termistes. Les résultats récemment publiés dans le cadre du PICS franco-japonais SECURE (Safe, sECUre and REsilient Societies) apportent un éclairage original en montrant au contraire que la résilience d’une société ne peut se concevoir sans l’inscrire préalablement dans une perspective mémorielle.
Le projet international de coopération scientifique (PICS) SECURE a été mené en fonction d’une dimension comparative entre le Japon et la France en matière de stratégies d’adaptation et de résilience des sociétés confrontées aux risques et a montré comment les retours d’expérience du passé pouvaient être exploités pour mieux anticiper la survenue de catastrophes. Au-delà, il s’agissait de poser la question de l’adaptation des environnements et des communautés humaines qui y vivent en termes de préparation, de gestion de la crise et de « reprise après désastre » (ou Disaster Recovery).
Pour y parvenir, SECURES a impliqué des expertises multiples, rarement réunies, pour aboutir à une approche intégrée du risque. La démarche de l’équipe, constituée de chercheurs des universités de Kyoto, de Tsukuba et du Chrono-Environnement, consista non seulement à adopter une voie interdisciplinaire assumée (histoire, sociologie, anthropologie, ingénierie, climatologie, géologie) mais également à aborder la question de manière diachronique.
Le projet s’est intéressé dans un premier temps à la genèse des catastrophes afin de connaître leur fréquence, leur intensité, ainsi que les trajectoires de vulnérabilité des sociétés du passé et les stratégies qu’elles conçurent pour y faire face. Ainsi, un travail inédit de collecte des événements du type tsunami depuis 1800 a été réalisé et publié dans le journal Natural Hazards1 . Il visait à combler les lacunes des catalogues existants, un enjeu de taille quand on sait que les concepteurs de la centrale de Fukushima n’avaient pas imaginé qu’une vague haute de 15 mètres puisse la frapper, alors même que l’expérience historique démontrait le contraire.
Dans un second temps, le travail de l’équipe s’est orienté vers une étude plus opérationnelle, rendue possible par la série de typhons qui affecta la quasi-totalité de l’archipel nippon à l’automne 2019 et qui fut à l’origine d’un grave accident industriel dans la Préfecture de Saga2 . L’usine dévastée par une inondation causée par les fortes pluies dues au typhon fut à l’origine d’une pollution majeure pour la riziculture locale, une nappe d’huile s’étant répandue sur plusieurs kilomètres carrés, imposant même l’évacuation en urgence d’un hôpital récemment bâti dans une zone humide en aval du cours d’eau. Contrairement à ce que les autorités affirmèrent au lendemain de la catastrophe, les sources historiques prouvaient que le site avait été frappé une vingtaine de fois par ce type d’extrême climatique au cours du XXe siècle. Pourtant, leur mémoire avait été totalement occultée par les aménageurs, à l’instar de ce que l’on a connu en France lors de la tempête Xynthia en 2010 ou des inondations de l’Aude de 2018. Ce cas d’école, malheureusement fréquent, offrit l’opportunité de collaborer avec les élus des communautés sinistrées, les volontaires de l’ONG Open Japan et les services de secours (pompiers, Force japonaises d’autodéfense), seulement quelques jours après le désastre. Ce fut l’occasion d’étudier les mesures de résilience et les nécessaires actions de prévention à envisager en cas de reproduction de cet aléa météorologique dont la recrudescence devrait augmenter en raison du changement climatique.
Enfin, une attention particulière a été portée à un élément original de la culture des risques au Japon : les pierres de mémoire3 . Depuis des siècles, les Japonais ont coutume d’ériger des monuments en pierre au lendemain d’une catastrophe dans une perspective mémorielle, comme en témoignent ceux créés dans le Tohoku (province septentrionale du Japon) après la catastrophe de Fukushima (2011). C’est pourquoi un travail totalement inédit a été entrepris pour les recenser, comprendre leur signification sociale, et évaluer leur potentiel en termes d’outil de réduction de la vulnérabilité contemporaine.
Pour les 5 années à venir, les résultats du PICS SECURE seront mis à profit dans le cadre de l’IRN RISCDIS (Recovery trajectorIes of SoCieties to natural DISasters), mais dans une perspective élargie géographiquement et chronologiquement. Ce réseau associera aux Laboratoires Chrono-Environnement (porteur : E Garnier), ThéMA et Edytem, le Massachussetts Institute of Technology (MIT) et Harvard, les universités de Kyoto et de Sendai, ainsi que l’Université de Québec à Rimouski.
Notes :
1.Ning LX, Cheng CX, Cruz AM, Garnier E, “Exploring of the spatially varying completeness of a tsunami catalogue”, Natural Hazards, 2021.
2.Misuri A, Cruz AM, Park H, Garnier E, Ohtsu N, Hokugo I, Fujita I, Aoki S; Cozzani V, “Technological accidents caused by floods: The case of the Saga prefecture oil spill, Japan 2019”, International Journal of Disaster Risk Reduction, n°66, 2021. Misuri, Alessio; Cruz, Ana Maria; Park, Hyejeong; Garnier, Emmanuel; Ohtsu, Nobuhito; Hokugo, Akihiko; Fujita, Isamu; Aoki, Shin-ichi; Cozzani, Valerio, “Flood triggered oil spills: Lessons from the Natech accident in Saga prefecture in August 2019”, Proceedings of the Natural Disaster Science Symposium, n°57, 2020, pp. 34-45.
3.Garnier E, Lahournat F, “Japanese stone monuments and disasters memory – perspectives for DDR”, Disaster Prevention and Management, 31 (6), 2022, pp. 1-12.