Les chimères existent
En mettant expérimentalement en évidence des « états chimères » en optique et en montrant qu’il est possible de les contrôler, une équipe de chercheurs de l’institut FEMTO-ST offre un nouvel espoir technologique : la création de mémoires qui mimeraient le fonctionnement du cerveau.
Dans la mythologie grecque, une chimère est un animal qui possède trois têtes différentes. En physique théorique, un « état chimère » est un cas particulier observé dans des dynamiques complexes et chaotiques. « Imaginez une grande quantité de métronomes reliés entre eux par des élastiques, explique Laurent Larger, chercheur au département d’optique de l’institut FEMTO-ST. Chaque métronome a un comportement identique. L’ensemble peut donc être soit synchronisé, soit désynchronisé. Le réseau étant construit avec des éléments identiques, il n’y a pas de raison qu’une partie se comporte différemment du reste. Or, en 2002, un chercheur de l’université de Kyoto – Yoshiki Kuramoto – a montré que dans certaines conditions1, des comportements différents pouvaient émerger dans des sous-parties du réseau. Imaginez par exemple un groupe de métronomes qui seraient synchronisés alors que le reste ne l’est pas… » L’existence de ces états dits « chimères », parce qu’ils correspondent à l’assemblage de plusieurs états différents, a d’abord été prouvée au moyen de simulations informatiques. C’est seulement en 2012 que les premières démonstrations expérimentales ont été faites, en optique et en chimie.
Effet retard
Un groupe de chercheurs de l’équipe OPTO de l’institut FEMTO-ST a fait le pari de reproduire ce phénomène non plus avec un réseau d’oscillateurs mais avec un autre type de dynamiques complexes : les dynamiques à retard. « On parle de dynamique à retard quand on est face à un système qui réagit à son propre comportement avec un temps de décalage important, explique Laurent Larger. C’est par exemple ce qui se passe avec les circuits d’eau chaude qui réagissent lentement : le délai entre le moment où vous réglez le robinet et le moment où l’eau chaude arrive produit des oscillations chaud-froid. » Les chercheurs ont choisi de transposer le principe des oscillations de métronomes évoqué ci-dessus aux oscillations produites par cet effet retard. Les dynamiques à retard présentent l’avantage d’être plus faciles à contrôler et à mettre en œuvre expérimentalement dans des fibres optiques. Grâce à une technologie bien maîtrisée dans ce laboratoire, l’équipe de Laurent Larger a pu à son tour mettre en évidence des états chimères, d’abord grâce à des simulations numériques, ce qui a fait l’objet du travail de thèse d’un étudiant ukrainien, Bogdan Penkovsky2, puis expérimentalement. Le dispositif qu’ils ont mis au point repose sur des variations de couleur de la lumière induites de manière chaotique : la couleur émise par une diode laser à un instant donné est définie par une transformation non-linéaire3 de la couleur qui existait à un instant bien antérieur. Cette expérience a permis d’observer l’émergence, puis la stabilisation, d’un pattern particulier au sein du comportement chaotique, autrement dit un état chimère.
Mémoires optiques
Les chercheurs ont également montré que différents états chimères pouvaient apparaître et qu’il était possible de contrôler leur apparition. Cette découverte est particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de faire un parallèle avec le fonctionnement du cerveau. En effet, les réseaux de neurones suivent eux aussi des dynamiques complexes dans lesquelles la mémorisation d’une information correspond à l’apparition, puis à la stabilisation au fil du temps, d’une configuration particulière. On peut donc envisager de considérer chaque état chimère comme la mémoire d’une information donnée. Même si les applications technologiques sont encore lointaines, cette découverte laisse entrevoir la possibilité de réaliser de nouvelles mémoires optiques qui, contrairement aux mémoires électroniques, fonctionneraient sur le même principe qu’un réseau de neurones4. Les chercheurs n’ont pas fini de poursuivre des chimères.
Lire l'article scientifique correspondant à ces travaux paru dans la revue Nature Communications.
- Ce type de phénomène s’observe quand le métronome n’est pas seulement couplé avec ses plus proches voisins mais aussi avec ceux qui sont un peu plus éloignés.
- Ce doctorant est venu réaliser sa thèse à l'UFC dans le cadre d'une collaboration avec Yuri Maistrenko, de l'Académie des sciences d'Ukraine, qui a été professeur invité à l'UFC sur ce sujet.
- Par « non linéaire », on entend que le résultat en sortie de la transformation n'est pas proportionnel et varie fortement avec l'amplitude d'entrée.
- Ces travaux s’inscrivent dans le cadre du Labex Action.