Le Petit Comtois et ses confrères épluchés
« Éditorial : article qui émane de la direction d’un journal, d’une revue, et qui définit ou reflète une orientation générale (politique, littéraire, etc.) ». La définition du Petit Robert semble mise à mal depuis quelques décennies. En témoigne un travail de recherche en sciences du langage mené sur la presse régionale et nationale sur plus d’un siècle.
Fenêtre de liberté d’expression par excellence, échappant à toute règle de style, l’éditorial apparaît dans la presse française vers 1900. À l’origine placé en ouverture de journal, souvent signé des plus grandes plumes, il affiche ses opinions pendant des décennies avant de voir son discours s’édulcorer, puis il se perd dans les pages intérieures voire disparaît carrément de certains titres.
Virginie Lethier est enseignante-chercheuse en sciences du langage à l’université de Franche-Comté. Elle a choisi cette forme particulière d’expression journalistique qu’est l’éditorial pour mettre en évidence l’évolution de la presse française. Menée sur plus d’un siècle (1900-2015), l’enquête est inédite et inclut titres de presse quotidienne régionale et nationale. Le Petit Comtois, Le Comtois, L’Est républicain, Ouest-France, Sud Ouest, Charente libre, La Provence, La Croix, Le Figaro, Le Temps, Libération, Le Monde et L’Humanité : la recherche concerne un corpus de près de 600 000 mots, soit quelque 1 300 éditoriaux. Pour acquérir ces données, les fichiers image de certains journaux ont dû être transformés en fichiers texte selon un procédé informatique appelé « océrisation ». « Un des défis majeurs de l’étude a été de travailler sur des titres anciens : les exemplaires sont abimés par le temps, la netteté des lettres altérée, ce qui affaiblit la qualité de la reconnaissance optique des caractères », explique Virginie Lethier. Pour pallier cette difficulté, l’équipe du laboratoire ELLIADD met alors au point un outil de correction semi-automatique des sorties OCR : baptisé PRESTO, il propose à l’utilisateur de remplacer des mots soupçonnés fautifs. L’analyse de l’énorme masse de données du corpus peut alors démarrer.
Éditos en mal d’opinion
Le projet d’analyse commence avec Le Petit Comtois, « journal républicain démocratique quotidien ». Né en 1883, Le Petit Comtois milite farouchement en faveur de la République, une construction alors encore fragile. Le ton est polémique, et les éditos se montrent virulents contre les ennemis de la République, les cléricaux et les modérés. « Le Petit Comtois, à ses débuts, est avant tout un journal de plume de combat », remarque Virginie Lethier. Le quotidien régional garde un caractère bien trempé jusqu’à l’interdiction de sa publication en 1944, dont le titre ne se relèvera pas.
La comparaison des éditoriaux du Petit Comtois avec ceux d’autres journaux, régionaux et nationaux, tout en confirmant les spécificités du titre franc-comtois, livre des informations sur l’évolution des productions journalistiques. Les éditoriaux de l’ensemble des titres de presse étudiés sur la période 1900-2015 suivent une évolution de discours dont la textométrie a su repérer les marqueurs et dater les étapes. Le genre devient peu à peu moins tendancieux et moins piquant, et le rôle du signataire change de nature : le porteur d’opinion des années 1900 perd de son idéal pour prendre une posture d’expert dès 1935, et plus encore à partir de 1955 ; il émet dès lors des avis sur des sujets le plus souvent débarrassés de toute idéologie. 1995 marque un autre tournant. Le marché de la presse écrite subit d’importants bouleversements, et les journaux doivent trouver de nouveaux positionnements. L’édito continue à adopter un discours plus consensuel, en vue de rassembler un lectorat plus large : les considérations économiques se conjuguent à la donne sociopolitique pour expliquer la neutralisation de l’édito.
Lire entre les lignes
Aidées dans leur tâche par le logiciel d’analyse textométrique TXM auquel pas une virgule n’échappe, Virginie Lethier et sa collègue Cyrielle Montrichard repèrent les changements de forme des éditoriaux : c’est à partir de cette analyse qu’il leur a été possible de suivre l’évolution du discours éditorial, puis de l’interpréter en relation avec le contexte politique, social, culturel et économique. La subjectivité s’émousse au fil du temps, dès la fin de la première guerre mondiale. Ce gommage s’opère tout d’abord par l’abandon progressif de l’emploi des pronoms personnels je, tu, nous ; même constat avec on, particulièrement employé au début du XXe siècle comme outil de discours polémique, du genre « on vous ment ! ». De la même façon, à partir de 1935, les éditorialistes recourent moins qu’avant aux verbes, qui incitent à l’action, qu’aux noms, qui sont l’apanage de la conceptualisation et de la réflexion. « En allant plus loin dans l’analyse, on remarque de plus que les noms concrets se substituent à des concepts comme justice ou liberté, qui sont de plus en plus bannis du discours depuis 1975 », souligne Virginie Lethier.
Les phrases raccourcissent, se simplifient avec l’abandon progressif des conjonctions et des pronoms relatifs, au point d’atteindre des constructions minimalistes en 2015. Parallèlement le conditionnel, mode de l’hypothèse et de la prudence, tend à s’imposer. Les adverbes de concession tels sans doute ou certes multiplient leurs apparitions. En définitive, la syntaxe et la grammaire se conjuguent pour que l’éditorial exprime l’opinion dominante en lieu et place des avis tranchés qu’il relayait dans le premier tiers du XXe siècle.
Article paru dans le numéro 273 de novembre-décembre 2017 du journal en direct.