Gros plan sur une série d'atouts au tarot représentant des joueurs de cartes.
Ludovic Godard
Auteur 
Catherine Tondu

Le tarot cache son jeu dans ses atouts

On le reconnaît au premier coup d’œil, alors qu’on ne sait pas décrire les saynètes caractéristiques figurant sur ses atouts. Pourtant ce sont les mêmes depuis plus d’un siècle ! Le jeu de tarot passe de main en main et de génération en génération sans que personne ne s’offusque d’un tel conservatisme, ou s’étonne de ne pas savoir ce qui se cache derrière ces images d’un autre âge…

Mener le p’tit au bout ou tenter une garde sans le chien, ces expressions résonnent dans les cours des lycées tout comme elles continuent à rythmer les longues soirées d’hiver dans les chaumières. Le tarot demeure une institution, dans le monde des cartes comme dans nos régions, où s’organise d’ailleurs depuis plus de vingt-cinq ans son championnat de France (Pontarlier, du 14 au 17 avril 2017). Les plus anciennes traces attestant de l’existence du tarot remontent au XIe siècle. D’origine islamique, d’abord fortement lié au tarot divinatoire avec lequel il continue à avoir certaines analogies, le tarot fait son entrée sur la scène européenne aux environs de 1370, où il se prêtera ensuite à de nombreuses déclinaisons. Né en 1898, le Tarot Nouveau de Grimaud est un prolongement des jeux germano-suisses, le Tarot Wüst (1865) et le Tarot Müller (1890), eux-mêmes inspirés des Tarocci italiens du XVe siècle, dont les arcanes allégoriques et symboliques deviendront les célèbres atouts.

Christian Vivier, historien du sport au laboratoire C3S de l’université de Franche-Comté, a mené une enquête approfondie sur le sujet, avec la complicité de ses collègues Sébastien Laffage-Cosnier et Jean-Yves Guillain. Parmi d’autres travaux portant sur l’analyse iconographique, affiches, almanachs, caricatures, cartes postales…, ils se sont intéressés à « l’imagerie populaire » véhiculée par ces cartes à jouer. L’étude des images, souvent ignorée, offre des pistes d’interprétation nouvelles dans le champ des sciences sociales.

« Dans l’histoire du tarot, une première rupture dans la représentation des cartes d’atouts date de la période 1750 à 1800 : les scènes mystiques, religieuses ou historiques des siècles précédents laissent place à des scènes animalières, militaires, ethnographiques, à des paysages… », explique le chercheur. Les bambochades apparaissent avec les tarots germano-suisses. Ces petits tableaux sans prétention se distinguent de la peinture académique, et représentent des scènes champêtres ou citadines évoquant la vie quotidienne. À la fin du XIXe siècle, la loi française interdit d’importer des jeux, et l’État demande au cartier Grimaud de créer un tarot à usage national. Les auteurs montrent que « Grimaud a réussi à donner une identité française à son tarot à partir des versions germaniques connues jusque-là par les joueurs ». C’est là une deuxième rupture, qui voit les bambochades s’adapter au contexte et à des thèmes chers à la société de l’époque.

Les atouts, de bons petits soldats

Le cartier Grimaud reprend le concept des dessins tête-bêche inauguré par ses prédécesseurs trente ans auparavant, et la majorité des scènes illustrant les atouts, qu’il accommode à la sauce française. La guerre de 1870 n’est pas loin, et les saynètes de bagarres entre gamins se transforment en scènes militaires avec drapeau et tambour (atout no 2), rappelant la période des bataillons scolaires français (1882-1891). L’ordre et la discipline, constitutifs de toute victoire militaire, l’esprit patriotique et revanchard contre les Prussiens, transparaissent dans les tableaux militaires. Cette rigueur se lit même dans les scènes évoquant les normes sociales et l’éducation (atout no 5). Le sport n’échappe pas à la règle, ou tout au moins la gymnastique dite analytique, par laquelle on apprend à rester impassible et immobile devant l’ennemi (atout no 21, entre autres).

Le sport tel qu’on le connaît aujourd’hui, qui donne mobilité et autonomie à celui qui le pratique, n’est pas encore de mise, et n’apparaît pas dans le Tarot Nouveau. Les sports anglais non plus, qui sont boudés en Allemagne et en Suisse, et donc par ricochet par le cartier français. Les activités physiques sont cependant à l’honneur, avec treize figures sur quarante-deux, et notamment celles de plein air, comme le veut la tendance hygiéniste de l’époque : canotage, quilles, patinage, des activités conviviales et collectives sans risque de débordement. Le vélo est là aussi, qui se montre à l’inverse d’une audace des plus modernes avec la représentation d’une figure féminine inattendue (atout no 3).

D’un point de vue esthétique, le dessin français est d’une grande finesse et plus élaboré que dans les versions germano-suisses. Il est l’œuvre d’un artiste, ou de plusieurs, malheureusement inconnu(s), dont on peut encore mieux apprécier la maîtrise technique et la sensibilité sur les dessins originaux. Il faut souligner aussi la qualité des reproductions, qui témoignent d’une exécution exceptionnelle des ateliers Grimaud, premier fabricant de cartes à jouer de la fin du XIXe siècle en France. Le style des images d’atouts emprunte largement à la palette des peintres réalistes et surtout des impressionnistes, et n’est pas sans rappeler certains chefs-d’œuvre comme l’atout no 11, qui évoque Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Il s’inspire aussi de gravures et d’illustrations de facture populaire, comme la scène à l’hippodrome de l’atout no 17, à rapprocher d’une image de l’almanach des postes de 1897.

À bien y regarder, si on se met un moment hors-jeu, les atouts du Tarot de Grimaud ont bien des enseignements à apporter sur la société de la fin du XIXe siècle, dans une foule de domaines. Ils témoignent aussi d’une riche inspiration artistique et d’une fabrication de grande qualité, au service des histoires qu’ils ont à raconter. Le Tarot Moderne, avec ses images au charme désuet, plaît toujours tel qu’il a été créé. Il y a fort à parier que l’ambiance qui s’en dégage est partie prenante de son succès, et ne demande pas à être changée.

Article publié dans le numéro 268 de janvier-février 2017 du journal en direct.

Contact

Christian Vivier
03 81 66 67 86
christian.vivier@univ-fcomte.fr

Sébastien Laffage-Cosnier
03 81 66 67 85
sebastien.laffage-cosnier@univ-fcomte.fr

Laboratoire C3S – Culture, sport, santé, société